À 16 ans, une activité importante c’est de me faire contrôler par les keufs. Il faut dire que j’ai un look, euh... un look, comment dire… Bon j’ai un look, OK ?
Je ne comprends pas bien pourquoi les flics cherchent tout le temps à savoir qui je suis. Mais ça ne me dérange pas. Après tout j'ai 16 ans, moi aussi je cherche qui je suis. Je me trimbale avec un immense parka mi-kaki mi-Javel avec de grandes poches. Parfois ils veulent aussi savoir ce qu’il y a dans mes poches.
Des pistaches.
Dans mes poches il y a des pistaches. En tout cas ce jour-là à la gare
Saint-Lazare, lors du contrôle d'identité. Des pistaches j'en ai des tas. Parce
que mon grand-père fait la nuit à Rungis et m'en ramène par paquets kraft d'un
kilo. Ou parfois des amandes, des cacahuètes.
Dans ma poche gauche il y a le paquet entamé. Dans la droite je mets les
coquilles. Je ne jette pas par terre. Je grignote à longueur de journée. Il est
midi, et donc les deux poches ont sensiblement le même volume.
Me contrôler mobilise trois flics. Un gosse de 16 ans pensez donc. Mais
bon, j’ai un look, OK ? Ils souhaitent savoir qui je suis ; facile, je le
leur dis. Ils souhaitent vérifier ; facile, je produits ma carte d’étudiant.
Ils souhaitent savoir ce que j’ai dans mes poches.
- Des pistaches.
- C’est ça, prends-nous pour des cons.
- Et dans l’autre poche, t’as des pistaches aussi ?
- Non. Si. Enfin que les coquilles.
- Tu gardes les coquilles des pistaches ?
- Je ne jette pas par terre.
- Oh les gars, on est tombé sur un malin.
- Allez, le comique, tu nous vides tes poches direct !
Je sors le paquet de ma poche gauche. Je ne sais pas d’où viennent les
pistaches de Pépé. Mais sur le kraft c’est inscrit dans un alphabet exotique.
Le genre d’exotisme qui ne fait pas rêver la police.
Et là, je n’en reviens pas : un flic plonge la main dans le paquet et goûte
une de mes pistaches. Direct ! Mes parents le payent avec leurs impôts et lui il me taxe une pistache. Et quand bien même ! C’est un inconscient ou quoi ?
Et si c’était du Plutonium ? De la came ? De la mort aux vaches ?
Au point où j’en suis je demande s’ils veulent vérifier les coquilles. Je
joins le geste à la parole et sors une pleine poignée de ma poche droite.
- Laisse tomber le comique on t’a assez vu.
- Et fait toi faire une carte d’identité.
- Ouais, parce qu’une carte d’étudiant ça suffit pas.
- (dans ma tête) Ben là ça a suffi non ?
Mais je n’ai pas envie de discuter.
Une boulette
Le soir tombe. Toutes mes pistaches sont boulottées. Dont une par un flic.
Ma poche de droite est au max de son volume. Avant de rentrer à la maison
j’avise une poubelle. J’enlève mon parkanarchiste et je secoue. Toutes les
coquilles coulent dans la poubelle. Suivie d’une petite sphère en papier
aluminium.
Oh putain la boulette !!!
La boulette de shit que ce mec sympa m’avait donné, fontaine Saint-Michel,
il y a bien un mois :
- Essaye mon pote c’est super cool.
- Mais j’ai pas d’argent là. Tu veux des amandes ?
- Nan, prends cette boulette c’est cadeau, j’en ai autant que je veux.
Je n’avais pas essayé. À 16 ans, je travaillais à une tout autre addiction
(les filles).
Et cette boulette, dont j’avais oublié jusqu'à l’existence, vivait depuis
tout ce temps dans le fond de ma poche droite. En fait il avait raison le flic :
une carte d’étudiant n’aurait pas suffi.
Un instant j’envisage une belle carrière de mule de gare. 500 g de shit dans chaque poche. Sous une fine couche de pistaches. Le plan parfait, que je ne trouverai jamais le temps de réaliser (les filles je vous dit).
Epilogue
Des décennies après, avec mon expérience de la vie, avec tout mon pouvoir
de mémoire photographique, sémantique, sonore, émotionnelle, il me manque un
détail clé de cette scène. Ce détail me taraude, me hante, me réveille transi
dans l’effroi.
Sa coquille de pistache, le flic, il en a fait quoi ?
-- Metallurgeek