Chaque 29 février je repense à Monsieur Kern

Il me parlait chaque matin, quelques minutes, à la sortie du Métro Austerlitz.  Je me souviens ses vielles paluches serrées sur le godet de café, qu’il – je cite – allait se jeter derrière la cravate.  Je ne crois pas qu’il ait jamais porté de cravate.

Après les politesses d’usage – Salut le p’tit étudiant fait meilleur aujourd’hui hein ? – son histoire commençait, recommençait, inlassablement.  Toujours le même début jamais la même suite : Tu vois mon père il me cognait dessus tout le temps.  Quand il picolait, quand il picolait pas.  Alors moi un matin j’avais 14 ans j’ai mis des trucs dans un sac-à-dos et je suis parti sur la route, et j’y suis encore !

C’était ça son début, invariable.  La suite se créait chaque jour en fonction de son humeur, de ceux qu’il – soi-disant – rencontrait sur sa route, de ce qu’il avait lu dans les journaux de la veille…  Il n’y avait jamais de fin, il se perdait complètement dans les détails et moi je devais y aller parce que bon c’est pas tout hein mais faut y aller quand même…

Je ne l’interrompais pas souvent, je ne lui faisais jamais remarquer les contradictions, les anachronismes manifestes.  Je l’écoutais.  Parfois il revenait au présent : Eh le p’tit étudiant, garde tes thunes et va plutôt me chercher un café aux quais, que je me le jette derrière la cravate.  Pas chez machin-truc c’est des cons.  Tu vas chez l’arabe et tu dis que c’est pour Monsieur Kern.  Quand c’est Mohamed il me fait pas payer.

Une fois Monsieur Kern m’a montré une souris qu’il avait assommée là où il vivait, une espèce d’hôtel chelou que son assistante sociale avait fini par lui dégotter.  J’l’ai bien choppé cette salope !  La souris hein, pas l'assistante.  Puis il revenait à son histoire : J’ai 59 ans et je suis toujours sur la route, j’ai changé mon sac à dos des dizaines de fois, mais moi j’ai jamais changé.  Regarde, ce sac là il est bien, je l’ai chouré au vieux campeur.  C’est des cons là-bas tu sortirais un semi-remorque sans payer qu’ils le verraient même pas.  Moi je crois qu’ils avaient très bien vu mais qu’ils avaient laissé faire.  Personne n’avait le cœur d’emmerder monsieur Kern.

Et puis un matin, pas d’histoire, pas de café.  Il disait qu’il était allé aux toilettes, qu’il avait – je cite – poussé trop fort et qu’il avait senti quelque chose craquer « par-là » en montrant son abdomen.  On allait lui faire des examens.  Pendant plusieurs jours comme ça : on va me faire des examens.  Et un matin, pas de Monsieur Kern.  Mohamed m’a dit qu’il était mort cette nuit.  Et il m’a griffonné le numéro de son assistante sociale sur une serviette en papier.  Vague tristesse dans son regard et un geste du genre c’est comme ça.  Il me tend un café et refuse ma monnaie : le café c’est pour moi aujourd’hui.  Je le regarde avec un sourire : « Ben je vais me le jeter derrière la cravate alors. »  Je me souviens qu’on a ri.

À la crémation de Monsieur Kern nous étions deux : l’assistante sociale et moi.  Mohammed travaillait.  L’assistante a dit que d’habitude elle était toute seule.  Pendant tout le temps qu’il crémationnait je me demandais ce qu’était devenu son sac-à-dos et tout le fatras qu’il trimbalait là-dedans.  Une vie de route.  L’assistante n’en avait pas la moindre idée : vous savez, monsieur Kern il racontait quand même beaucoup d’histoires.

Oui, je savais.

Pourquoi je vous raconte tout ça aujourd'hui moi ? Ah oui, c’était un 29 février.


-- Metallurgeek

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